Je me souviens de ce cours d’histoire dispensé en classe de 4e au lycée & collège français de Landau en Allemagne. Notre professeur nous avait concocté une étude de cas un peu en-dehors du programme officiel. Celle-ci traitait d’une alliance de villes alsaciennes au moyen-âge dont faisait partie Landau. C’était la première fois que je découvrais l’existence d’une « Décapole alsacienne » et déjà à l’époque, ce nom me laissait rêveur. Aujourd’hui, on évoque la Décapole avec une pointe de nostalgie. Un âge d’or révolu certes, mais qui continue d’inspirer nombre d’amoureux du patrimoine. Partons à la découverte de cette ligue unique et mythique, du nord au sud de l’Alsace.
La Décapole alsacienne : qu’est-ce que c’est ?
Attardons-nous un peu sur des questions de sémantique avant de rentrer dans le vif du sujet !
L’origine du mot « décapole »
Le mot « décapole » vient du latin decapolis, emprunté au grec ancien δεκάπολις (décapolis). Il est composé de :
- δέκα (déca) « dix » et
- πόλις (polis) « ville« .
Comment appelait-on la Décapole à l’époque ?
J’ai récemment appris que la dénomination de « Décapole alsacienne » était inconnue à l’époque de la ligue.
A l’époque, on désignait la Décapole alsacienne par les termes de :
- Gemeine Richstette = villes d’Empire associées, ou
- Richstette gemeinlich im Elsass = villes d’Empire associées en Alsace
Aujourd’hui, en allemand, on la désigne sous le nom de Zehnstädtebund ou Dekapolis.
C’est l’historien Jean-Daniel Schoepflin (1694-1771) qui, dans L’Alsace illustrée publiée en 1751, popularisa le nom de “Décapole” :
« Je l’appelle Décapole, parce que le plus souvent la confédération compte dix villes. On connaît des Décapoles en Italie, Asie Mineure et Palestine ».
En effet, on ne peut s’empêcher de penser à la Décapole du Proche Orient, une région hellénisée qui s’étendait au sud et à l’est de la Mer de Galilée. On retrouve cette ligue de 10 villes grecques dans les Evangiles (Matthieu 4:25, Marc 5:20 et Marc 7:31). Elle regroupait :
- Damas (Syrie)
- Philadelphia (Amman en Jordanie)
- Rhaphana (Capitolias, Bayt Ras en Jordanie)
- Scythopolis (Baysan ou Beït-Shéan en Israël), la seule ville à se situer à l’ouest du Jourdain
- Gadara (Umm Qeis en Jordanie)
- Hippos (Hippus ou Sussita)
- Dion (Tell al-Ashari en Syrie)
- Pella (Tabaqat Fahil en Jordanie)
- Gerasa (Jerash en Jordanie)
- Canatha (Qanawat en Syrie)
Ainsi, l’évocation de la Décapole antique donna un caractère mythique à l’ancienne ligue de 10 villes alsaciennes.
C’est cet aspect un brin nostalgique d’une prospérité révolue qui attire aujourd’hui nombre de touristes dans ces belles cités. Des localités qui, disons-le, n’ont pas perdu de leur charme !
Les caractéristiques de la Décapole alsacienne
Dans les années 1340, dix villes d’Empire libres, situées en Alsace, décidèrent de fonder une ligue d’entraide et de soutien réciproque, à la fois sur le plan militaire et économique.
Le 28 août 1354, le futur empereur du Saint Empire Germanique, Charles IV, officialisa l’alliance par le traité fondateur de la ligue.
Une assistance militaire
Dans un pacte d’assistance militaire, les 10 villes se promettaient secours mutuel si l’une d’elle était menacée par un agresseur extérieur (attaque ennemie) ou par des difficultés internes (révolte). Elles acceptaient, en outre, de régler à l’amiable les éventuels litiges qui pouvaient les opposer les unes aux autres.
Une assistance économique
La ligue assurait une assistance financière dans le cas où une de ces villes ferait banqueroute. Cette dernière caractéristique fait de la Décapole alsacienne une ligue unique en son genre.
Ainsi, entre 1425 et 1460, les dix villes alliées se portèrent mutuellement assistance plus d’une centaine de fois.
Toutefois, les dix villes occupaient toutes la même place au sein de la ligue. Il n’existait aucun lien hiérarchique ou de subordination entre elles.
De plus, la Décapole alsacienne n’interdisait pas à ses membres de contracter d’autres alliances. L’idée était de mener une politique prudente tout en se refusant à jouer un rôle d’envergure dans la région du Rhin supérieur. Dès lors, il était important de maintenir la prospérité et la paix.
Cette stabilité dans la durée explique l’originalité de la Décapole par rapport aux autres confédérations ou alliances urbaines dans le Saint-Empire romain germanique.
La naissance et l’organisation de la Décapole
En 1342, dix villes alsaciennes se regroupèrent à Sélestat pour créer la Décapole.
A sa création, la confédération urbaine comprenait les dix villes alsaciennes suivantes :
- Haguenau (6 000 habitants au 14e siècle),
- Wissembourg (3 500 hab.),
- Obernai (2 000 hab.),
- Rosheim (1 000 hab.),
- Sélestat (4 000 hab.),
- Colmar (6 000 hab.),
- Turckheim (1 000 hab.),
- Kaysersberg (1 000 hab.),
- Munster (1 000 hab.),
- Mulhouse (1 000 hab.)
Comme on peut le constater, l’alliance ne concernait pas toutes les villes d’Alsace, qui au 14e siècle, étaient au nombre de 70. Toutefois, les 10 cités de la Décapole alsacienne avaient un atout primordial par rapport à d’autres villes telles Saverne, Rouffach, Thann, Altkirch ou Belfort : leur statut de villes d’Empire qui leur permettait une certaine autonomie face aux pouvoirs environnants.
Mais, à ses débuts, la ligue était répartie équitablement du point de vue géographique. Elle comprenait :
- cinq villes de Basse-Alsace (Wissembourg, Haguenau, Obernai, Rosheim, Sélestat)
- cinq villes de Haute-Alsace (Colmar, Turckheim, Munster, Kaysersberg, Mulhouse).
L’organisation de la Décapole alsacienne
La Décapole alsacienne était placée sous le patronage d’un représentant de l’empereur romain germanique dans la région. Pour l’Alsace, le siège du Landvogt (ou Grand Baillage d’empire) se situait à Haguenau. Cette ville devint une sorte de chef-lieu ou capitale symbolique de la Décapole.
Colmar avait pour mission de s’occuper des affaires étrangères. Des réunions des députés de la Décapole avaient lieu dans la grande salle à l’étage du Koïfhus (ou Ancienne Douane, bâtiment de 1480).
Les réunions communes se tenaient le plus souvent à Sélestat, grâce à sa position centrale en Alsace. On s’y réunissait de quatre à dix fois par an, pendant une journée. C’est également à Sélestat que la ligue fixa le siège de ses archives. En effet, la ville était avec Strasbourg la seule ville d’Alsace à avoir une corporation de bateliers. Haguenau et Colmar possédaient chacun une clé du coffre dans lequel on plaça les archives de la ligue.
Pourquoi Strasbourg n’a pas fait partie de la Décapole alsacienne ?
Strasbourg n’a jamais fait pas partie de la Décapole alsacienne. Par ailleurs, la ville possédait le statut de ville libre d’Empire et non de ville d’Empire.
Oui, je sais tout ceci devient compliqué.
Au moyen-âge, on faisait une différence entre :
- une ville d’Empire (Reichsstadt) et
- une ville libre (Freie Stadt).
Les villes d’Empire
Les villes libres d’Empire (Reichsstadt) relevaient directement de l’empereur du Saint-Empire romain germanique. Elles jouissaient de libertés et de privilèges en vertu de leur statut. Outre de bénéficier d’une large autonomie, elles exerçaient leur propre juridiction. De ce fait, elles étaient placées sur un pied d’égalité par rapport aux princes.
De nombreuses petites villes du Sud-Ouest de l’Allemagne ont obtenu le statut de Ville libre : Raversbourg, Rothenbourg, Schwäbisch Hall, Annweiler et nos villes de la Décapole alsacienne. Souvent, à l’extinction de la famille de seigneurs locaux au 13e siècle, les villes acquirent l’immédiateté impériale (c’est-à-dire qu’elles relevaient directement de l’empereur du Saint-Empire).
Les villes libres
Les villes libres (Freie Stadt) avaient été placées sous le pouvoir temporel d’un prince-évêque (Cologne, Augsbourg, Spire, Bâle, Strasbourg, etc.) avant de s’émanciper de leur emprise (souvent au prix de luttes et de révoltes internes). Contrairement aux villes d’Empire, les villes libres n’étaient pas tenues de contribuer en hommes et en argent aux croisades et autres guerres menées par l’empereur.
Vers la fin du Moyen Âge, les droits et obligations des villes libres devinrent semblables au statut des villes libres d’Empire. C’est ce qui explique que l’on confonde les deux termes.
L’évolution de la Décapole alsacienne
La Décapole alsacienne a survécu aux guerres et crises des 14e, 15e et 16e siècles : guerre des paysans, avénement de la Réforme.
Les guerres de religion
La crise religieuse du 16e siècle trouve son origine dans l’avènement du protestantisme en Europe. La Décapole fut durement secouée par les événements, mais malgré les différents choix confessionnels de ses membres, la ligue resta soudée.
Ainsi, au début du 17e siècle, la Décapole inclut :
- trois villes protestantes (Wissembourg, Landau, Munster)
- deux villes « mixtes » (Haguenau, Colmar)
- cinq villes catholiques (Kaysersberg, Obernai, Rosheim, Turckheim, Sélestat)
Le cas de Seltz
De 1358 à 1418, une 11e ville libre rejoignit la Décapole : Seltz.
Devenue ville libre d’Empire en 1357, l’empereur Charles IV intégra Seltz l’année suivante dans la Décapole.
En 1414, l’électeur palatin Louis III du Palatinat s’empara de Seltz qui devint palatine (jusqu’en 1680). Dès lors, elle ne fut plus ville libre et quitta la Décapole. Curieusement, l’assaillant de Seltz n’était autre que le landvogt d’Alsace qui siégeait à… Haguenau, chef-lieu de la Décapole.
Le cas de Mulhouse
En 1515, à la suite de la Guerre des Six deniers, la naissante République de Mulhouse préfère se rapprocher de la Confédération helvétique et devenir un canton apparenté (Zugewandter Ort).
Dès lors, la Décapole alsacienne ne fut plus présente dans le sud de l’Alsace, Colmar devenant la ville la plus au sud de la ligue.
Le cas de Landau
La défection de Mulhouse fut compensée par l’entrée de Landau, une ville prospère du Palatine grâce au commerce du vin. L’empereur Charles Quint officialisa son entrée en 1521, dix ans après l’avoir placée sous la protection de la Prévôté de Haguenau.
La participation de Landau à la Décapole lui vaudra de partager la destinée de l’Alsace française.
En effet, aux Traités de Westphalie (1648), Landau devint française et Vauban la fortifia en créant la forteresse de Landau (1688-1691). Ce n’est qu’en 1815 que Landau fut rattachée au royaume de Bavière puis au Reich allemand en 1871. Etant restée alsacienne pendant 304 ans (1511-1815), plusieurs considèrent que Landau est la seule partie de l’Alsace historique à se trouver aujourd’hui en Allemagne.
Aujourd’hui, Landau in der Pfalz est située à 20 km de la frontière française sur la route des vins allemande. Cette ville du palatinat (46 600 habitants) est jumelée avec Haguenau.
La fin de la Décapole alsacienne
Le Traité de Westphalie signé à Münster le 24 octobre 1648 attribuait l’Alsace au royaume de France.
Mais les dispositions du traité étaient peu précises et sujettes à ambiguïté.
Les Habsbourg cédaient au roi de France tous les territoires qu’ils possédaient en Alsace (le Sundgau), ainsi que les droits dont ils y jouissaient (le landgraviat de Haute-Alsace, le grand bailliage impérial à Haguenau).
Toutefois, le Traité de Münster stipulait que les villes libres ne dépendaient pas du droit français mais de celui du Saint-Empire romain germanique.
Cette ambiguïté fut levée par le Traité de Nimègue en 1678. En vertu de l’accord, la Décapole cessa d’exister et les villes membres devinrent françaises pour de bon.
Visites des villes de la Décapole d’Alsace
Pour terminer cet article, voici quelques vues des 12 villes qui ont été membres de la Décapole d’Alsace (du nord au sud).
Landau
Découvrez le bon pays de l’Ami Fritz.
Wissembourg
Découvrez le marché de Noël de Wissembourg.
Seltz
Haguenau
Découvrez le marché de Noël de Haguenau.
Obernai
Découvrez le marché de Noël d’Obernai.
Rosheim
Sélestat
Découvrez la ville de Sélestat en Alsace centrale.
Kaysersberg
Découvrez mon itinéraire de visite de Kaysersberg.
Turckheim
Munster
Découvrez le munster, le vénérable fromage des Vosges.
Colmar
Découvrez la ville de Colmar, la capitale de Vins d’Alsace.
Mulhouse
Découvrez la ville de Mulhouse, ville célèbre pour ses musées techniques.
Pour en savoir plus
Sites de référence
- La Décapole sur le site Histoire d’Alsace
- La page de Wikipédia dédiée à la ligue alsacienne
- L’article du site Universalis.fr
- La Décapole sur le site de L’institut d’histoire de l’Alsace
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